Il y a quelques jours, j’ai un lu un billet d’Alain Rémond, dans l’excellent quotidien La Croix, intitulé « Des montres et des lunettes. ». Chroniqueur souvent avisé, parfois flâneur, il rapportait deux observations : « La première, c’est qu’on trouve de moins en moins de boutiques d’horlogerie, là où on vend des montres. […] En revanche (et c’est ma deuxième observation), on trouve de plus en plus de boutiques d’optique, là où on vend des lunettes ».
Je fais le même parallèle avec la mode dont les boutiques fleurissent dans toutes les artères fréquentées par des populations bigarrées au point d’étouffer les commerces utilitaires de proximité ; une éclosion qui étonne tant la mode se vend mal ou de façon poussive avec force rabais, ventes privées et autres collections racoleuses en séries limitées. À chaque période de soldes, c’est la même complainte du commerçant qui pleure sur ses marges amaigries par les enseignes rouleau compresseur et des consommateurs qui privilégient le e-commerce.
Car la réalité, pour cruelle qu’elle soit, est bien là : à l’horizon 2040, 95% des articles de mode seront vendus sur internet. Le commerce indépendant est en sursis, quant aux magasins monomarques et aux enseignes, leur avenir s’inscrit dans une théâtralisation de parc d’attraction qui repousse les limites de l’expérience pour faire vibrer les clients. Des clients binaires : soit on les capte, soit on ne les capte pas. Une boutique accablée par l’ennui au merchandising anxieux a peu de chances d’inspirer toute forme de divertissement et donc l’envie d’en franchir le seuil. Le e-commerce ne balaie pas l’interaction humaine toujours recherchée, il la transforme en y ajoutant plus d’imprévu, plus de créativité, plus de désir, plus de jeu de séduction dans la vie réelle.
Les grandes marques de luxe et leurs amples réseaux de boutiques palatiales l’ont bien compris où il s’agit désormais de commercer au sens littéraire, c’est-à-dire entretenir des relations affectives, culturelles et spirituelles avec les clients. Le navire-amiral de Dior avenue Montaigne récemment rouvert en témoigne. Ce vaste espace est un lieu plein d’imprévus où s’emboîtent un salon de thé, un restaurant, une galerie, un musée…, des espaces de respiration égrenés dans des rayons de mode et d’accessoires tentants qui génèrent des ventes sans effort. Ou pas. Qu’importe, l’espace laisse une trace indélébile dans la mémoire.
À la fin de son billet, Alain Rémond écrit : « Il existe bien un genre de montre qui échappe au naufrage horloger : la monde de luxe. Mais elle ne sert pas à donner l’heure. Elle sert à épater ses amis. Et sert à être rangée dans un coffre-fort, à titre d’investissement. » Et il conclut : « Ainsi meurt les civilisations. » Dans un monde en déroute, les marques de luxe réussissent à garder une place enviée, non parce qu’elles sont vertueuses ou utiles, mais parce qu’elles parviennent à nous distraire de l’effondrement, en flattant notre vanité. Même cloîtrer dans un coffre.
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