La mode conserve indéniablement. A l'exception de quelques fashion’harpies ratatinés dans l'aigreur de leurs ourlets d'antan, grommelant contre le débrayé d'une jeunesse hirsute, les faiseurs de mode gardent une certaine juvénilité. Rien que de très normal, la mode est une machine à broyer le passé immédiat qui oblige à être sur le tarmac et à toujours se projeter un peu plus loin, les deux pieds dans un pédiluve de jouvence.
Alors que l'Italie sacre à Milan la grand-messe alimentaire de l'Expo 2015, Giorgio Armani fêtait dans la cité lombarde ses 40 ans de mode du haut de ses 80 printemps, car avec ce grand monsieur, on ne parle que de printemps tant il garde une énergie bourgeonnante, toujours à la tête de sa maison devenue un empire qu’il possède à 100%, fort de plusieurs marques, de centaines de magasins, de près de 8 milliards d'euros de CA et de millions de clientes et clients célèbres et anonymes qui raffolent de sa constance stylistique.
Giorgio Armani est à l'Italie ce qu'Yves saint Laurent était à la France, un styliste de la précision et de l'élégance. Les deux hommes, discrets et réservés, possèdent la même dignité professionnelle défendant un même postulat : habiller les gens de leur époque sans les déguiser. A quelques nuances près : Yves Saint Laurent avait une exubérance dans les couleurs et les envolées stylistiques, une approche davantage contenue chez Giorgio Armani toujours sous contrôle, un peu trop appliqué. Ses lignes de mobilier et ses aménagements d'hôtels ou d'appartements n'invitent pas à la décontraction, la posture « design minimaliste » impose la pose tendue, d'autant que le gris passe-muraille et le crème bourgeois dominants tracent des lignes qui pourraient mieux swinguer dans l'avant-garde et la liberté colorielle. Il est vrai que les stylistes de mode sont des décorateurs souvent peu convaincants, je n'en connais aucun qui réussissent vraiment à concilier ces deux métiers ; ils sont des arrangeurs, des ensembliers qui masquent leur absence de maitrise de l'espace par une mise en scène de fanfreluches. Point de fanfreluches évidemment chez Giorgio Armani qui joue le dépouillement roide, ce qui lui évite l'anecdotique et fait écho a son goût pour l'épure. Il n'en demeure pas moins que Giorgio Armani est avant tout un maître de la mode — pas un décorateur !— dont la collection anniversaire présentée à Milan a époustouflé par la tenue exigeante et une modernité chuchotée qui rend chaque silhouette à la fois marquée par l’époque et intemporelle.
Le talent des grands stylistes tient en cette capacité à maîtriser les trois temps : ne rien n’ignorer du passé (en échappant à l’historiscisme), être ancré dans le présent (en évitant la facilité médiatique) et se projeter dans le futur (en ne tombant pas dans un futurisme invendable). Le travail intransigeant de Giorgio Armani — comme celui d'Yves Saint Laurent d'alors — rappelle que la mode est une industrie lourde et légère à la fois, sa puissance culturelle dépasse les enjeux socio-économiques, car elle incarne un caractère singulier à visée universelle qui doit plaire au plus gand nombre, sans se galvauder. Bon anniversaire monsieur Armani.
Image : © Armani