La cuisine vit des évolutions en lien avec des changements sociétaux, elle est le témoin d’un mode de vie, symbole de culture et d’agriculture, symbole de richesse ou de pauvreté. Pendant longtemps la France a exercé son hégémonie culinaire avec l’invention de la « grande cuisine » au XIXesiècle, une « haute gastronomie » portée par des figures emblématiques comme Escoffier ou Carême. A la grande cuisine, il faut adjoindre la naissance à cette même époque du « grand restaurant » à l’image de Lapérouse, Le Doyen, la Tour d’Argent, le Grand Véfour… dont la pompe ornementale de la salle fait écho à la table chichiteuse d’un art culinaire triomphant qui lassera les estomacs. « Dans la deuxième moitié du XXesiècle naît, en effet, un mouvement de révolte contre l’orthodoxie d’Escoffier et surtout contre sa forme abâtardie : la prétentieuse cuisine internationale, lourde, farineuse et grasse », écrit Liliane Plouvier, historienne, spécialiste de l’alimentation, dans un ouvrage passionnant, L’Europe se met à table. *
Au cours des années 70, l’éclosion de la nouvelle cuisine, popularisée par Gault et Millau, va flatter les palais modernistes par le cru, la simplicité, le naturel et surtout un bannissement du trop et de la surcharge au profit de l’allégé, un peu trop peut-être. « Cette cuisine de l’esprit plus que de la jouissance physique se drape derrière la diététique pour laisser ses clients mourir de faim en leur servant des rations de grand malade dans des assiettes immenses », ironise Liliane Plouvier. Des assiettes immensément vides et des additions immensément lourdes… Après cette période d’ascèse pour autant, salutaire, des grands chefs cultivent d’autres champs créatifs en profitant de la naissance de la « fusion food » dans les années 80 qui confronte les cuisines du monde et les saveurs exotiques où le sushi côtoie la choucroute ; puis de la « slow food » à partir des années 90, moins globalisante que sa devancière, défendant la cuisine des terroirs et la biodiversité gustative au plus proche des gens qui les consomment ; en parallèle, se glisse la « cuisine moléculaire » qui embrasse la science, la recherche et les nouvelles technologies dans le but de réécrire les menus d’un point de vue laborantin et spectaculaire, avec en tête de pont le chef espagnol Ferran Adria dont le très happy fewrestaurant El Bulli, aujourd’hui fermé, a ouvert sa table a peu de convives pendant une décennie : 8.000 par an pour 2 millions de demandes ; jusqu’à la « finger food » actuel ou l’art de manger avec les doigts, dips, tapas, sushis, snacks et autres hamburgers. Ces derniers, hérauts honnis de la junk food, sont devenus un met de choix dans les palaces et les tables étoilées. Rebaptisés « burgers gourmets », ils ne sont plus synonymes de la malbouffe, mais s’imposent comme des produits de luxe griffés par les plus grands chefs. En 2008, le New York Times a même consacré « Meilleur hamburger du monde » celui de Yannick Alleno, alors cuisinier du restaurant Dali de l’hôtel Meurice à Paris. Les hôteliers de luxe n’ignorent plus ce met populaire devenu un must-havede la restauration des palaces.
Cette rapide traversée historique met en perspective la désintégration d’un luxe en col fermé par un nœud pap’ et nappe amidonnée par un lustre surfait, glissant vers la chemise ouverte et le bois nu de la table. Le formalisme a fait place à l’anticonformisme. Et de l’anticonformisme à la réinvention depuis la pandémie mondiale du Covid-19. Après avoir vécu douloureusement le grand confinement, les chefs sont obligés d’ajouter les gestes barrières au grand ballet chorégraphié du service. Avec moins de clients, plus de contraintes. Afin de reconquérir gourmets et gourmands, les grands chefs adoptent les recettes de l’hybridation de la restauration rapide où le click & collectet la livraison à domicile sont entrés dans les habitudes de consommation. La crise accélère un phénomène de décontraction déjà en marche. Les chefs étoilés n’ont pas le choix que d’assouplir le protocole d’une gastronomie parfois trop cérémonieuse pour justifier l’addition, en imaginant une cuisine plus libre, des cartes plus courtes, une expérience culinaire plus informelle... qui n’empêche pas d’être exceptionnelle !
Les cuisiniers étoilés entrent de plain-pied dans le XXIesiècle et n’ont pas d’autre choix que de s’inscrire dans des modes de consommation qui illustrent des façons de manger où le cérémoniel s’efface au profit d’une dédramatisation d’un luxe affecté que la pandémie a fait dégringoler de sa suffisance. Un luxe qui ne manque heureusement pas d’à-propos et sait se remettre en cause. Fermé depuis la mi-mars, comme tous les palaces parisiens faute de riches clients, le Shangri-la va rouvrir le 1erseptembre, sans L’Abeille, son restaurant 2 étoiles Michelin qui ferme définitivement. « Nous nous concentrons sur le Shang Palace, qui est le seul restaurant chinois étoilé de France. Et nous repositionnons La Bauhinia, notre restaurant contemporain, avec une carte plus fraîche et plus dynamique », a expliqué lucidement Julien Bardet, DG de l’hôtel au Figaro le 15 juillet dernier. D’autres palaces, d’autres grandes tables devront se redimensionner sérieusement face à la longue désaffection de clients fortunés et business et à des envies de gourmets/gourmands de passer à table sans mettre des gants blancs. Le masque est déjà l’oppression de trop...
* Ecrit en 2000 dans le cadre du projet européen L’Europe se met à table. Multiculturalité, identité européenne et habitudes alimentaires, DG Education et Culture, Initiative Connect lancée par la Commission européenne et le Parlement européen
Le Triomphe du luxe cool, Maxima Editions 2019
Le XXIe siècle, enfin ! Le monde de maintenant (et d'après...), Trendmark Publishing, 2020
Photo : © Sebastian Coman