Les temps sont complexes pour les tendanceurs, prospectivistes et autres oracles du futur, tant projeter sa petite pierre un peu plus loin est malcommode dans un épais brouillard. A y regarder de près, des signaux faibles et des tendances en approche avant la fameuse pandémie s’installent en mode accéléré pour nous faire basculer dans le XXIesiècle, enfin ! C’est tout l’argument de mon dernier livre qui recueille les perspectives du monde de maintenant et d’après qui se dessine. Quand certains parlent d’évolution, d’autres brandissent la révolution : le curseur entre les deux est variable selon qu’on parle de politique, de société, de consommation, de culture... Les citoyens réclament des changements radicaux, les consommateurs aussi, tant leur zone de confort a été ébranlée, mais les mutations en germe s’annoncent acrobatiques, face à des économies un genou à terre et des systèmes politiques désarçonnés tentés par l’autoritarisme. Sans caqueter avec les collapsologues, volatiles de la pire augure, les trente prochaines années seront douloureuses et contrariés pour faire pencher notre civilisation industrielle vers une nouvelle prospérité qui modère plus qu’elle ne détruit.
Les industries du luxe pour résilientes qu’elles soient, assommées par la crise et tombées du glorieux piédestal de la croissance continue, devront se relancer selon d’autres rythmes, en intégrant de nouveaux paramètres sociétaux : l’expérience distanciée et l’injonction écologiste. Entre autres choses.
Alors que des milliers de magasins ont été contraints de rester porte close pendant de longues semaines, le e-commerce et la Zoom Society ont permis de garder le contact et de faire du business. Pas suffisant pour remplacer le commerce physique. Pas encore. Pourtant, l’effet de bascule est inéluctable et possible. Le 10 juillet, Christie’s a réussi une brillante démonstration de l’expérience distanciée avec une vente aux enchères globale. Baptisée ONE, cette vente digitale en direct et en 4 étapes et en temps réel sur 4 fuseaux horaires — Hong Kong, Paris, Londres et New York —, menée par des commissaires-priseurs dans 4 salles de ventes, a mis au marteau 80 lots, des œuvres d’art (Picasso, Lichtenstein, Zao Wou-ki, Dubuffet...) estimées à 250 millions de dollars. Résultat, plus de 80.000 personnes ont assisté à cette enchère du soir exceptionnelle dont les ventes se sont établies à près de 421 millions de dollars avec 94% des lots vendus ! Sans commentaire, sinon que de rappeler que le luxe bien cadencé par le digital, dans un environnement parfaitement mis en scène, n’a pas forcément besoin d’une expérience client des siècles passées pour flatter l’ego des clients du XXIesiècle.
La révolution technologique du luxe qui s’active, sera peut-être polluée par la révolution anticapitaliste qui sous-tend l’autre paramètre questionnant la consommation : l’injonction écologiste. La nécessité de se développer durablement et de décarboner les excès productifs de l’économie n’échappe à personne ou presque. Les maisons de luxe s’y engagent en pilotant selon leur propre tempo pour se verdir et calmer leur superproductivisme. Des groupuscules soutenus ou entraînés par des représentants politiques exigent des actions plus radicales pour mettre un frein définitif à la société de (sur)consommation telle que nous la connaissons. Le confinement a été un exercice en plan large et en temps réel d’une consommation ramenée aux choses simples et nécessaires, une situation qui pousse les arguments des écologistes promoteurs de la déconsommation. Le concept principal étant de circonscrire le progrès économique et le développement humain en recentrant le quotidien sur l’essentiel et en supprimant de fait l’inutile. En France, un député écologiste a déposé une proposition de loi pour réguler la publicité et exiger que les mentions « En avez-vous vraiment besoin ? » ou « ne surconsommez pas » soient appliquées sur des produits « inutiles » : le luxe est la cible... En pleine relance de l’économie qui passe par un retour de la consommation, cette proposition restera lettre morte, mais elle instille l’idée que la consommation acceptable devrait être limitée aux fonctions vitales pour lutter contre le réchauffement climatique.
Les marques de luxe du XXIesiècle ne feront pas l’impasse sur cet activisme rampant pour l’essentiel contre le superficiel, elles devront démontrer en toute transparence, sincérité et authenticité qu’elles ne sont pas que des (sur)productrices d’objets « inutiles », mais qu’elles véhiculent un mode de pensée, de vivre et d’être de la civilisation prochaine que l’on peut qualifier de « néo industriel », réconciliant une croissance contenue à l’impératif écologique. Elles devront réinventer un désir du luxe en mode digital au service de l’humain et de la nature, et libéré du confinement des esprits radicaux...
Le XXIe siècle, enfin ! Le monde de maintenant (et d'après...), Trendmark Publishing, 2020
Le Triomphe du luxe cool, Maxima Editions 2019
Images : D.R.
Article paru dans le Journal du Luxe