Pour la grande majorité des compagnies aériennes, les avions sont des « autobus » avec des ailes qui doivent transporter des cheptels de passagers empilés les uns derrière les autres. Ceux qui n’entendent pas être charriés les genoux dans le menton entre deux fuseaux horaires peuvent voyager en Business ou en Première. A condition d’y mettre le prix. Ces passagers à haute contribution image et marge bénéficiaire sont choyés par les compagnies aériennes qui revendiquent un statut, non pas de transporteur, mais de chauffeur de maître.
A quelques jours d’intervalle, Ethiad et Air France ont présenté leur nouvelle première classe à grand renfort d’effets de manche pour signaler celle qui aura la plus grande, haute, large, grosse. A ce jeu du « toujours plus fort, toujours plus loin », Air France propose un fauteuil large de 77cm qui se métamorphose en véritable lit de 2 mètres de long, avec en face un siège d’appoint pour un invité surprise (?), un bureau escamotable pour travailler, le tout sur 3 m2 qui peuvent être privatisés pour s’isoler et éviter la valetaille qui caquette à l’arrière de la carlingue. Une belle première, mais petits bras face à la compagnie d’Abu Dhabi qui se distingue avec « The Residence », une suite junior architecturée autour d’un salon, une chambre avec lit double, et une salle de bain avec douche : un déploiement de confort contenu sur 11 m2… Réservés aux avions-paquebots A380 de la compagnie, ces mini suites (deux par appareil) vont coûter aux voyageurs la bagatelle de 25.000 dollars pour un aller simple Abu Dhabi-Londres. A ce tarif, n’est-il pas plus exclusif de louer un jet privé ?
Non, répondront les fortunés ayant le sens du collectif et sensibles aux arguments des écologistes pour qui l’empreinte carbone doit laisser un minimum de trace dans le ciel : un A380 où s’entassent 500 passagers dont deux sur 11 m2 pollue de facto moins qu’un Falcon où se pavane un seul individu…
Le luxe est schizophrène et il le sera de plus en plus : il a besoin de la frénésie dépensière des clients aisés, riches, fortunés, et dans le même temps calmer l’arrogance des conduites ostentatoires de ces mêmes clients, infuser de la conscience, de l’authenticité pour ne pas désespérer les populations qui « volent en classe éco » (tout en rêvant d’atteindre la classe supérieure et de voyager dans la soie des premières)... Le secteur du luxe a parfois conscience des enjeux de la société, et il est habile à promettre la meilleure des expériences même à plus de 10.000 mètres d’altitude, mais dans un monde qui s’interroge sur son avenir, l’atterrissage sera malcommode pour tout le monde. « Nous sommes des morituri, des qui-vont-mourir, et surtout nous sommes conscients de l’être, mortels. Ce bonheur est alors notre antidote à la crainte obsédante de la mort, car il offre des bouffées d’immortalité, des bouffées de temps suspendu, arrêté, absent même », écrit le psychiatre André Christophe (Et n’oublie pas d’être heureux, éditions Odile Jacob 2013). Les exercices hyperboliques du luxe sont sans doute une sorte de pis-aller (sans retour ?) à notre tragi-comédie humaine égarée entre conscience et envie.